Le sexe et le droit à Rome

Publié le 6 septembre 2017 Mis à jour le 21 septembre 2019

S. Kerneis, Université Paris Nanterre

La différence des sexes passe parfois pour être à ce point essentielle qu’elle serait l’archétype d’une pensée ordonnant le monde autour de couples antagonistes. Ainsi Françoise Héritier voit dans l'observation de la différenciation sexuelle le fondement de toute pensée, coutumière ou scientifique. Appliquée à l’Antiquité grecque, l’analyse permet à Nicole Loraux de comprendre le fonctionnement de la polis à partir du binôme masculin/féminin. Le féminin ne se comprend que par référence à un masculin dont il est l’indispensable complément politique, l’idée étant que la division des sexes déterminerait l’ordonnancement même de la Cité. Mais une autre question se pose alors qui concerne l’identité sexuelle elle-même. S’agit-il d’une donnée purement biologique - l’observation du corps modelant les représentations de l’esprit -, ou bien faut-il y voir une construction de l’homme ?
Selon Laure Berni, le genre pourrait se définir comme « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées ». On ne naît pas homme ou femme, on le devient par le regard porté sur soi, un regard conditionné par différents facteurs induits par le groupe auquel on appartient. Le critère de l’identité sexuelle est donc fondamentalement variable et, plutôt qu’au masculin ou au féminin, il faut s’intéresser aux relations sociales entre les hommes et les femmes pour comprendre comment le genre est construit. C’est finalement l’intérêt de la recherche sur le genre que de comprendre comment chaque société, chaque culture envisage la différenciation sexuelle, organise les relations entre les hommes et les femmes. Finalement celui-ci n’est qu’un élément de distinction parmi d’autres, un critère qui, en combinaison avec d’autres, permet de comprendre le fonctionnement d’une communauté.
La problématique est apparue dans les années 1960 aux Etats-Unis, d’abord dans le milieu de la psychiatrie et de la psychanalyse, avant d’être transposée dans les études sociologiques. Sa réception en France a été plus difficile et on sait quelle a été l’influence de Michel Foucault pour l’introduire dans le domaine des normes, des pratiques sociales et comment le questionnement autour du genre a pu favoriser une lecture critique du droit. Ici, la critique porte loin car, au-delà de ce constat que l’opération de qualification juridique oriente la réalité en la contraignant dans les mots d’un droit créé par l’Etat, les gender studies touchent au fondement même du raisonnement juridique en s’en prenant au mécanisme de la fiction et à la valeur performative du discours juridique. Jean Carbonnier l’avait dit : qu’est-ce qu’un juriste sinon cet homme qui « Là où le profane sent la tempête, renifle le cas fortuit. Un soc de charrue dans un champ, il crie à l’article R36-7ème du code pénal ; et sous les colombes du ciel, il aperçoit des immeubles par destination »? Le droit est langage de vérité ; or cette vérité-là est en passe d’être discutée aujourd’hui.
Appliqué à la matière historique, le champ d’investigation concerne pour l’essentiel des périodes contemporaines, les historiens des périodes anciennes ou médiévales ayant longtemps marqué une réticence, la question étant de savoir si un concept aussi contemporain que celui du genre trouve à s’appliquer à une documentation historique et peut aider à la compréhension de sociétés dont les valeurs sont étrangères aux nôtres. Pourtant ainsi que l’observe Violaine Sebillotte-Cuchet, les études sur le genre s’efforçant de révéler les différentes façons d’appréhender la distinction entre les sexes et de composer leurs différences, « les recherches menées dans les périodes anciennes … ont une valeur heuristique comparable aux recherches des ethnologues et des anthropologues qui travaillaient sur les sociétés ‘exotiques au début du XXe siècle ». Concernant le monde romain, il faut saluer les travaux de Yan Thomas ou ceux d’Aline Rousselle. C’est ce domaine-là qui nous occupera car la problématique du genre y rencontre celle d’une société confrontée à la pesanteur de la norme juridique. C’est à Rome, chacun sait, que s’épanouit l’invention du ius, du droit, cette façon particulière de s’emparer de la réalité des pratiques et des conduites pour les soumettre à un discours performatif structuré autour de catégories. Un droit articulé autour d’une pensée binaire qui oppose le droit des personnes et des choses, les libres et les non-libres ... les hommes et les femmes. Un droit qui se plaît aussi souvent à réputer la vérité au prix de la fiction.
A Rome, le sexe est une des divisions fondamentales de la pensée juridique car l’identité sexuelle détermine la place de chacun dans la Cité, son rôle, ses droits et ses obligations. L’identité sexuelle est le paramètre fondamental qui caractérise la personne à Rome. Persona désignait le masque de l’acteur. De fait la personne à Rome est aussi un acteur qui joue son rôle dans la Cité. Etre une personne, c’est tenir le rôle qu’il convient d’assumer, un rôle conditionné par l’appartenance sexuelle. Etre homme ou être femme, c’est d’abord une question de représentation, jouer un rôle tel qu’il a été ordonné par la Cité.
La détermination de l’identité sexuelle est affaire politique, c’est une question qui relève du public et l’on verra que les contingences du genre ne cèdent du terrain qu’une fois quitté l’espace public. Si l’identité sexuelle est affaire de pouvoir, une construction de la Cité, on peut se poser la question de savoir ce que devient la division des sexes lorsque les cadres politiques de la cité vacillent. Dès lors que les représentations politiques qui ont déterminé celles liées au sexe perdent de leur efficacité, qu’advient-il du genre ? D’autres représentations apparaissent-elles ? L’avènement des royaumes dits barbares introduit dans un univers modélisé par Rome de nouvelles valeurs, d’autres façons de penser le rapport entre les sexes. Comment va opérer cette rencontre ? La question est difficile ne serait-ce qu’à cause des contradictions de l’époque, de l’aspect composite de la population, et par là-même des traditions et des normes qui s’y rapportent.
 


Mis à jour le 21 septembre 2019